Jacques Serena | Le style c’est la limite

Difficile, pour moi, d’échapper à ma marotte de chercher le joint entre le lieu où a surgi l’écriture et les mots qui en sont sortis. Mais là, dans cette Université de Toulon-Var, avec ces élèves en section lettres, contrairement à ce que j’ai senti lors de mes précédentes expériences (notamment en Seine Saint-Denis, ou à Nice en maison d’arrêt, et même à la Faculté de lettres de Poitiers), là, avec cette cinquantaine d’élèves, j’ai vite eu l’impression que mes désirs de totalisation auraient du mal à arriver à des conclusions.
Il ne m’a pas été aussi facile de concevoir une idée globalisante, unificatrice, intégrante.
Je crois que là, d’emblée, j’ai eu affaire, avant tout, à des individus. Non pas que je n’ai pu finir par trouver, au bout des dix séances, une espèce d’esprit de corps, mais rien d’aussi flagrant que ce que j’avais pu vite constater par ailleurs. Ce qui m’a semblé évident, c’est que ces êtres avaient déjà fait un certain travail sur eux-mêmes. Peut-être par le fait que, comme je l’ai vu par la suite, la plupart avaient déjà une pratique personnelle de l’écrit. Il est si évident que l’écriture tend à faire de nous ce que nous sommes.

Et dans leurs travaux, j’ai pu noter l’exceptionnelle profusion de fragments. Peu, pour ainsi dire pas de ces longs discours raisonnés auxquels j’ai inévitablement droit, d’habitude. Chez eux, rien de trop explicite, dès la troisième séance, pour la plupart, ils ont pris ce risque de ne pas forcément comprendre tout ce qui venait sous leur stylo. Une grande proportion, donc, de moments saisis au vol, et pas ou peu de ces vieilles lunes de thèses et anti-thèses, de ces reliquats scolaires si pesants, qu’évidemment je m’attendais, et craignais de trouver longtemps chez eux. Dès la troisième séance, leurs textes ont su buter d’une chose à l’autre.
Bien sûr, c’est à cela que je les convie. Je suis venu, ici comme ailleurs, pour ça, surtout. Pour mettre d’abord leur propre langue en question, mettre à plat leur façon personnelle de se servir de la syntaxe et d’une certaine gamme de vocabulaire, puis mettre tout cela si possible en crise. Evidemment. Et après, de les amener à voir ce que cette crise a ouvert. Dans tout débordement il est quelque chose de fécond. Comme lors d’une rivière en crue, on sait bien qu’en se retirant elle laisse du dépôt fécond, du limon fertile.

Et aussi, les lieux de l’action n’étaient jamais vraiment nommés, le décor était rarement planté. Là, on a été tout de suite dans l’événement, l’impression, le sentiment de l’affaire. A chaque relecture m’est devenu plus frappant comment les paysages étaient peu signalés d’où provenaient ces sentiments, ces impressions, ces agencements de mots.
Au détour d’une ligne, quand arrivait que surgisse un élément du cadre, c’était en passant, vite jeté, sa fonction était purement indicative, pas même didascalie de théâtre. Et cet élément de cadre était toujours quotidien, prosaïque, réaliste jusqu’à l’hyperréalisme.
Cela aussi, bien évidemment, je suis conscient que, sans doute, je l’induis, mais pas plus que par ailleurs, et jamais encore je n’avais été aussi immédiatement compris, et quasi unanimement.

Pourquoi je venais, je m’attendais à ce qu’on me le demande, comme partout on me l’avait demandé. Là, la question ne m’a pas été posée. Pour ceux-là, apparemment, elle ne se posait pas. Est-ce à dire qu’ici ils ont pris le pli d’accueillir naturellement ce qui se présente à eux ? Un peu de ça, je crois. Et aussi, certainement, un peu plus de retenue que par ailleurs.

Toujours est-il qu’aux deux premières séances, il s’en est trouvé deux pour contester le " prof ", et même le " censeur " qu’ils s’étaient attendus à voir débarquer, qu’ils persistaient à vouloir voir en moi, voulaient absolument, on aurait dit, que je sois pour eux.
Après d’intenses échanges, un peu de vive voix, surtout par écrit, le malentendu parut éclairci, ou, plus simplement, une espèce de reconnaissance mutuelle fut établie. Quoi qu’il en soit, ces deux plus rétifs se sont par la suite montrés, dès la fameuse troisième séance, et jusqu’à la dernière, les plus fervents, les plus zélés.
Comme j’aurais dû m’y attendre, j’ai, avant la fin, eu droit à leurs cahiers personnels, c’est-à-dire ces cahiers " rimbaldiens / lautréamontiens ", bien sûr magnifiques, si typiques des étudiants de leur âge et de leur condition, et j’ai eu le plus grand mal à leur faire admettre que je n’allais pas " corriger " ces pages-là. Devant leur insistance, à peine si j’ai conseillé de davantage entrer dans les détails, ou de trouver leur propre façon, plus sentie, pour dire " se donner corps et âme ", "la chose la plus triste du monde ", " saisi alors d’une jouissance divine ", etc.

C’est le thème qui a provoqué le plus de réticences qui a, en fin de compte, donné lieu aux pages les plus étonnantes, les plus osées. Après les lectures des textes obtenus lors de cette séance ont eu lieu les discussions les plus passionnées. J’avais proposé qu’ils fassent un récit d’événement autobiographique, puis en refassent une version fictive, c’est-à-dire faisant appel à la fiction, au mensonge, au rêve, au désir, aux craintes, voire aux fantasmes. Le but était de les amener à s’apercevoir qu’en fait d’écriture il n’y a pas de mensonge, que les choses se passent au moment où on les nomme, et que l’événement qui n’a pas l’excuse d’être avéré pour venir à un moment se coucher sur notre page prend sa source dans des vérités plus intimes, plus essentielles.
Et je suis évidemment de ceux qui sont persuadés que tout ce qui peut sortir de nous est bon à entendre. Convaincu qu’aucun mot qui peut être dit et entendu n’est trop à craindre, mais que c’est avec les mots tus qu’on étouffe. Que ce n’est pas tant des sentiments quelconques qui sont à craindre, mais des ressentiments. Qu’en fait, partout où se dit quelque chose, il y a un acte de salubrité publique. Un acte de santé publique et tout simplement un acte, oui, de civisme.
De plus, à force, j’ai suffisamment éprouvé que, dans ces ateliers, comme dans tout travail avec l’écrit, se passe cette chose magique, qui est, je pense, une des raisons qui me fait continuer ce travail : Là où le danger croît, la sauvegarde croît.

De plus, le fait de s’exprimer par écrit, c’est-à-dire d’avoir la possibilité d’appréhender une pensée dans sa continuité, nous a fait nous rendre mieux compte des préoccupations récurrentes de chacun. S’apercevoir qu’on répète une préoccupation dont on ignorait la plupart du temps qu’elle nous préoccupait. Ce qui n’est pas forcément dommageable. C’est comme cela que j’entends le fameux vers : Rose is a rose is a rose is a rose. J’entends par là que nous avons l’éternel retour du même pour nous libérer du même.

Il était toujours plus avantageux qu’ils ne se mettent pas comme ça tout de go à écrire. C’est-à-dire que l’on passait au moins une bonne première demi heure, sinon trois quarts d’heure, à se parler, s’écouter. A faire que se reconstitue le groupe, qu’il se resserre. Que chacun se remette bien en condition. Un des buts est que l’on ose, puisse moins se craindre les uns les autres. C’est-à-dire que l’on trouve plus ou moins de confiance en l’autre. Et, partant, en soi. Prendre, au passage, conscience des similitudes entre soi et ces autres-là, et aussi des singularités de soi, et parvenir à les apprécier, les revendiquer. Savoir les faire apprécier, ou au contraire savoir les faire honnir, mais alors exprès, les faire bien unanimement conspuer, en connaissance de cause.

Les textes des deux premières séances, autant le dire, même s’ils furent pour moi l’heureuse surprise dont j’ai parlé plus haut, sont, au vu de l’ensemble de la production, les plus faibles. Plus timorés, ou plus inutilement audacieux, en bref : plus convenus. Bien sûr je n’ai pu m’empêcher d’aller m’expliquer ce phénomène. Me disant qu’il y avait encore chez eux, c’était assez inévitable, le pli de se conformer, ou pire : la peur de déplaire. Ou au contraire, la puérile envie de choquer, tous ces différents biais que prend la peur de s’ouvrir, ou de se laisser aller. Ou la peur aussi, peut-être, de ce qui est souvent allé de pair avec le fait d’exprimer le fond de sa pensée dans les cours, les couloirs de l’université.

De toute façon, du fait qu’à chaque fois on repartait avec en tête les lectures en commun de la récolte précédente, les progrès se sont faits naturellement. Peut-être est-ce parce qu’ils se connaissaient mieux, de mieux en mieux, ou plus certainement de par cette synthèse naturelle qui s’opérait spontanément entre la chose dite par l’un et ce que cela a donné envie de dire à l’autre, ce mécanisme-là, qui ici encore a fonctionné, et qui me semble inné, infus.

Ayant eu, là, durant l’aventure avec ceux-là, quelques scrupules à les obliger tous de lire leurs pages le jour même où elles avaient été écrites, ayant laissé le choix de le faire ou pas afin de leur laisser si besoin était le temps de pouvoir assumer, ou le temps de s’en reconnaître les auteurs, cela a parfois un peu ralenti la mécanique naturelle. Personne ne s’en est plaint, mais je sais déjà que, la prochaine fois, il faudra que je leur (me) fasse violence, et redemande, comme j’avais jusqu’ici toujours fait, que je demande que tout soit systématiquement lu. Que tous y passent. Ou qu’à la rigueur la séance suivante recommence par la lecture de chacun pour lui-même du texte précédent et y porte d’éventuelle modifications, avant de les lire à haute voix.

Bien sûr, pratiquement jusqu’au bout, se sont quand même produites de soudaines réticences, rebuffades, comme on n’y coupe jamais, mais toujours, dans ce groupe-là comme dans tous les autres avec qui j’ai jusqu’ici travaillé, ils s’y sont remis, s’y sont recollés. Chacun à son rythme, à sa façon. Chacun, à un moment ou à un autre, je pense, a senti qu’il pouvait, a un peu plus découvert qu’il n’avait rien à craindre, rien à perdre. Pour ce qui est de l’écrit, quand il s’agit d’écrire vraiment, on en revient presque toujours là.

Du reste, devant les pages de ceux-là, après coup, ce qui surprend le plus, c’est à quel point ils ont vite osé (et là peut-être surtout celles-là), pas craint de dire, et chacun, de plus, là, en trouvant, et en aiguisant sa façon propre. Et aussi à quel point chez eux leur fond et leur forme sont allés de pair. Et, là encore, comme d’une autre façon en Seine Saint-Denis, ou d’une autre encore en milieu carcéral, on est étonné de voir combien la version du monde qui y affleure est loin de celle quotidiennement véhiculée, authentifiée, légalisée. Par exemple, ce qui sourd de ces pages, c’est à quel point ces êtres-là sont assoiffés d’idéaux élevés, bourrés de lyrisme, ardents, exigeants, en rien résignés.

Bien que peu d’entre eux aient lu les vieux cracs du nouveau roman, spontanément ils ont aplati leurs dialogues dans le récit, décrit et désigné les choses directement. Purement et simplement. Ni abstraction ni explication : le fait. Ou encore mieux : le souvenir tel que souvenu. Et si on y sent là ou là d’assez flagrants débordements de syntaxe, ce n’est bien sûr pas moi qui m’en plaindrais, voir plus haut ma métaphore des rivières en crue.

Il s’est surtout agi de tâcher de rendre intelligibles ses impressions confuses, sentiments nébuleux. Que cela puisse être un tant soit peu tangible, pour soi, pour les autres. Que ce soit avant de former ses phrases, ou en relisant sa page, il y a eu cet effort visant à discerner, exposer, articuler les choses. Cette étape franchie, de toute façon profitable, d’être passé par leur formulation.

De thème en thème, il est net que les mots ont rapidement gagné en cohérence, ont mieux cerné le propos. Il est sensible qu’au fur et à mesure chacun à sa façon a pris conscience des atouts que lui apportait l’effort de devoir verbaliser. La séance suivante, la réflexion repartait sur les nouvelles bases. Chacun, à chaque fois, a pu tenir, c’est clair, le pas gagné.

Au départ, la plupart du temps, on ne sait pas vraiment pourquoi on dit, ou pourquoi cette chose-là plutôt qu’une autre, assez vite nous en avons ensemble convenu, mais, bien avant la fin des dix séances, ils ont pu se rendre à l’évidence qu’on n’écrit pas n’importe quoi. Les recoupements ont vite été là, qui en disaient long, plus long parfois qu’ils auraient voulu. Mais prendre ce risque, vaincre sa réticence était bien l’un des enjeux. Comme de s’apercevoir, pour le coup, qu’on n’avait rien à perdre.

Dans ce qui a surgi, il y a eu ce qu’ils pouvaient (et que je pouvais) immédiatement comprendre, et ce qu’on ne pouvait pas, ou ne voulait pas, ou pas encore. Et c’était bien là souvent le plus beau, ou le plus grave, en tout cas le plus précieux.
C’est là, de toute façon, ce qui marque à mes yeux la valeur d’un texte, que certains sens cruciaux peuvent y être discernés au travers du texte et s’évaporent dès qu’on cherche à les en sortir.

En ayant vu à un moment un nombre croissant de participants m’apporter ce qu’ils écrivaient en dehors de l’atelier, souvent chez eux, " pour eux ", comme ils disaient, ce que j’ai pu voir c’est surtout que, livrés à eux-mêmes, avec une totale liberté d’expression, ils n’obtenaient rien d’aussi captivant qu’en atelier, rien d’aussi significatif. Ils s’en rendaient compte, l’ont dit.
Evidemment, dans le fond personne n’est vraiment libre, et qui veut exprimer sa totale liberté n’affiche jamais que ce qui lui semble, à lui, le summum de la liberté, et il ne révèle donc, par là, que sa propre aptitude à être épaté, bien sûr. Ce qui est clair, c’est que je sais, pour l’avoir expérimenté sur moi, que pour produire un lot de pages intéressantes sans y passer sa vie il est bon de se donner une ligne, un thème, un point de départ. Et des contraintes, se délimiter un champ, à l’intérieur duquel pouvoir s’offrir quelques privautés appropriées. Ces points et limites, une fois plus chevronné, il ne sera plus nécessaire de se les donner, à force on aura en soi ses propres limites, et on pourra mieux alors jouer avec, les resserrer, pour voir un peu ce qu’on pourra encore faire, ou les repousser, si c’est plutôt notre penchant.
Le style c’est la limite, disait Braque, et cette citation, que j’aime lancer, a ici encore provoqué d’intéressantes réactions, antagonistes, passionnées, du genre : se limiter amène-t-il à trouver son style ou avoir son style nous limite-t-il. La question n’a pas été tranchée.

Ceux-là aussi avaient besoin, je pense, que quelqu’un soit là, assez longtemps, face à eux, à attendre. Et que ce soit quelqu’un de spécialement indiscret, et curieux de chacun d’eux. De ce que chacune et chacun d’eux ne savait pas qu’il avait en lui, à sortir, qu’il pouvait, à partir de lui, créer. Et curieux aussi de la façon qui serait la leur pour tenter de le faire.
Et il me faut certainement, là, préciser, répéter, que je ne parle pas là fatalement d’avouer des traumatismes, ou d’horribles secrets intimes, ou des plaisirs inavouables. Parce que pour ce qui est de la sempiternelle question de savoir s’il faut travailler sur le vécu ou le fuir absolument, mettre ses tripes sur la page ou à tout prix se projeter dans la fiction, livrer enfin le tréfonds de son âme ou s’envoler incontinent dans les sphères éthérées de la poésie, pour ce que j’en sais, autant en ce qui me concerne qu’en ce qui concerne tous ceux-là avec qui j’ai travaillé, je pense pouvoir dire, avec des flopées de pages à l’appui, que c’est quand même une sacrée fausse question. Tant il saute vite aux yeux que, quand on croit se livrer, on brode, et que quand on veut inventer, la plupart du temps on se jette en plein sur des choses qui nous touchent encore plus crucialement. De toute façon, pour ce que j’en ai vu et vécu jusqu’ici, je peux affirmer qu’on se fait davantage encore d’illusions sur son passé que sur son avenir.

Ceci dit. Dans tous les débats, maintenant on le sait, arrive toujours le moment où quelqu’un se lève et me reproche avec véhémence (par seulement à moi mais à moi aussi) de faire rêver les participants, ou de leur ouvrir des horizons, ou les deux. Et c’est vrai que j’ouvre, c’est vrai que je fais rêver. Et je crois bien que je le fais exprès. Est-ce qu’un participant est jamais venu se plaindre qu’on l’ai fait rêver ? Jamais. Qu’on lui ait ouvert des horizons ? Jamais. Bien au contraire. Force est de constater que ça ne gêne jamais que ces observateurs véhéments, qui pensent probablement que rêver n’est pas bon pour tout le monde, c’est-à-dire pas pour n’importe qui, autrement dit qu’il serait plus prudent que rêver soit réservé à ceux qui sont en position de pouvoir concrétiser à loisir leurs rêves, par exemple eux.

Et une dernière chose. Que ce soit dans les universités ou ailleurs, les jeunes gens le savent bien, et personne ne pourra sérieusement venir dénier, que l’époque est dans un grand marasme. Et à lire leurs pages il apparaît clairement que c’est parce que leur être voudrait aller vers le sens mais que leur appartenance forcée au corps économique ne les porte que vers des paiements de factures et de consommations, qui, il le sentent parfaitement, sont pure mortalité. Les écrivains, les artistes, sont les derniers à pratiquer une activité qui peut donner du sens à la vie. Et ce, je le pense, à plus forte raison dans un atelier d’écriture.
Donner un sens à sa vie, cela pourrait commencer par savoir rêver.

LECTURES EN COMMUN
Les séances de lecture de textes en fin d’ateliers s’inscrivent plus franchement dans la pratique du travail composite. Cela vient certainement du fait déjà que nous avons tous conversé ensemble une bonne heure avant de se mettre à écrire, et du fait aussi que chaque texte est publié par la voix de son auteur, que chaque séance de lecture se fait donc par une multiplicité de voix, et des voix qui doivent, pendant un temps donné, sonner, c’est-à-dire assoner, détonner, résonner les unes avec les autres.
Un des tout premiers intérêts de ces séances est certainement là, de faire entendre et sentir concrètement que chacune des voix est en mouvement, que chacun des textes est vivant, comme l’ensemble l’est pleinement quand en lui retentissent d’autres voix. A savoir les voix des autres.
C’est évidemment une loi générale de l’échange verbal, de la lecture et de l’écoute, mais il est finalement assez rare que cette loi vienne se manifester dans la forme objective et tangible de pages écrites. Qu’elle en constitue même pour ainsi dire le principe de base.
Chacun, écoutant, découvre la diversité des approches, des sensibilités, des cent manières de décliner le thème de base. Chacun peut sentir cette pulsion instinctive, à savoir sentir se faire en lui la synthèse entre de la chose dite et ce qu’elle a donné envie de dire. Et d’un texte à l’autre, chacun peut voir se tisser les fils invisibles, peut tracer les figures d’opposition, ou de complémentarité. On peut jouer à faire groupe de ceci ou de cela, on se retrouve à inclure, à écarter. Dans ce réseau qu’on se construit, on se donne un ordre, son propre ordre, on se fait sa version particulière.
Il faut dire aussi qu’en ce qui concerne mes thèmes, consignes, souvent on est en plein malentendu. C’est certainement ce que je recherche : quelle va être pour chacun sa façon de pervertir ma directive. Et peu importe de savoir s’ils ne veulent pas faire ce que je dis ou s’ils n’ont pas compris ce que je proposais. Seul compte qu’au résultat arrive qu’on assiste, médusé parfois, au surgissement palpable d’une page unique. Page qui s’est nourrie au passage de tous les malentendus pour réussir l’alchimie spécifique d’un verbe rare unanimement entendu. En entendant mal, parfois on entend mieux. On entend au-delà, souvent. En plein mystère. Disons qu’arrive que de malentendu en malentendu on s’entende bien.

La multiplicité des voix, et donc des lieux, en lectures d’atelier, vient redoubler la diversité des textes. Elle vient lui donner un corps physique. Et on sent qu’on ne dit pas seulement à partir de cette place qu’on occupe au moment de dire, mais qu’on occupe à ce moment-là tout un autre petit univers. Conséquence immédiate : l’exploration des textes s’accomplit dans une exploration de lieux, à écouter on est à chaque fois littéralement ballotté d’une place à une autre, son corps et son esprit sont soumis à ces parcours, ce voyage. A écouter on n’est plus seulement celui qui participe à un acte singulier, à savoir l’audition de textes d’atelier d’écriture en salle, on devient un promeneur qui bat le pavé dans différents parages.
Ce changement de statut n’est pas sans conséquence sur la relation qu’en tant qu’auditeur on a avec les textes. On est comme un promeneur qui entretient tout naturellement avec ce qu’il croise un rapport à la fois de proximité et de distance, qui est tantôt légèrement indifférent à tel ou tel aspect du décor, tantôt fortement attiré par un autre, et tout soudain passionné pour une scène qui vient à se présenter devant lui. A la différence de l’auditeur classique, c’est-à-dire celui qui n’a affaire qu’à une seule voix, l’auditeur-promeneur qu’on est là n’est en aucune façon tenu d’adhérer de façon égale à chaque voix, chaque lieu, chaque élément du décor. Ou, pour essayer d’être plus clair, s’il arrive à l’auditeur classique de se mettre inopinément à tracer son propre chemin mental dans l’oeuvre qu’il entend, ce n’est en principe pas la règle du jeu, et, ce faisant, il peut même s’en sentir coupable (Je n’ai pas été attentif à tout pas à chaque minute il y a même un moment où malheureusement). Dans la position de l’auditeur-promeneur qu’on est en atelier, ayant affaire à plusieurs voix, la différence dans les niveaux d’adhésion à ce qui se donne à entendre est la règle même. En tant qu’auditeur on n’est plus pris dans un face-à-face avec une oeuvre, on n’est plus tenu d’aimer tout ou de rejeter en bloc.

Quant à mon rôle en tant que maître de cérémonie, mes tentatives de mise en valeur des mots produits, là aussi je dois sans cesse varier les approches. Parce qu’il n’y a pas une façon, il y en a plusieurs.
La pratique de la mise en valeur, cet art du passage, dans le contexte des ateliers d’écriture, surgit de façon plus particulièrement évidente. Elle n’est plus seulement une des conceptions possibles de la mise en valeur, elle en devient la forme nécessaire compte tenu des conditions générales de fonctionnement de ce genre d’exercice.
Dans ces séances, ces expériences, il y a tout le plaisir d’une espèce d’histoire en mouvement, qui va vite, revient sur ses pas, puis avance à grands pas, mais qui surtout ne sacralise rien. Et qui donc ne pèse pas. Qui ne s’englue pas, justement, dans l’illusion d’oeuvre. Le monumental d’emblée est banni.

Et quand, en fin de séance, les textes ont été lus à la suite les uns des autres, chaque performance de lecture a été par le coup valorisée. Plus que jamais, chacune et chacun a eu besoin de vivacité, d’inventivité, de toute sa capacité à rentrer et faire entrer dans son univers.
Pour l’occasion, le lecteur se retrouve pleinement investi de son domaine mais jamais embourbé dedans. Chacun doit composer vite, se diversifier, se coller avec, s’affirmer contre, sous la pression des circonstances, des histoires, styles, ordres d’apparition. Elle doit prendre plaisir à une gymnastique aux antipodes de la pseudo-profondeur naturaliste. Chacun doit faire histoire avec ce qu’il a là, sous les yeux.
Il y a alors là ce que je cherche toujours, disons un certains sens de l’hétérogène, d’amour de la contradiction, du plaisir du montage sous les ressorts fondamentaux d’une certaine idée de ce que peut être aujourd’hui le roman. Ou le théâtre. Ces espèces d’aptitudes au tribut, on peut dire reprise individuelle, pour rire, ou trafic d’influences, que je tente d’exalter, en atelier, chez chacun des participants. Pour ce qui est de leur unité personnelle, et de leur quête particulière, ou du sens, il n’y a pas à s’en faire, cela ressortira toujours, toujours bien assez tôt.
Il y a dans tout ça, j’en suis bien conscient, un effort pour faire dévier les écrits du ronron un rien pompeux vers lequel ils tendent souvent. En tout cas une volonté délibérée de les inscrire dans l’ordre des échanges vivants.

26 mai 2002
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